Ancien événement

12/06/2020Les chroniques de Jean-Michel Oughourlian :" La jeunesse"

 

 

 

Chronique du 12 juin : La jeunesse

 

En 1970, je fus chargé d’une mission d’étude par le laboratoire de psychologie pathologique de La Sorbonne. En 1969, en effet, on avait assisté à la naissance d’un  mouvement de contestation de la guerre au Vietnam au cours du fameux « summer love », rassemblement de jeunes habillés de fleurs, prônant le rejet de la guerre, le retour à la nature, et décidés à « faire l’amour, pas la guerre ».

 

En même temps, on avait assisté à une épidémie d’usage de drogue, le cannabis surtout (marijuana, haschich) et les hallucinogènes, notamment le LSD prôné par Timothy LEARY.

 

Ma mission consistait à me rendre à San Francisco pour visiter et étudier le fonctionnement des « free clinics » qui avaient éclos pour traiter les problèmes liés à l’usage des drogues. La plus célèbre était la Free Clinic dirigée par le Docteur David SMITH, rédacteur en chef du « Journal of psychedelic drugs ».

 

Je me rendis donc à San Francisco et me fis conduire par un taxi à cette clinique. J’arrivais devant une porte bariolée de toutes les couleurs et un jeune homme avec des colliers de fleurs autour du cou m’accueillit et me salua les mains jointes à la mode hindoue. Je demandais à voir le Docteur David SMITH et celui-ci arriva également en tenue de type hindoue, avec un collier de fleurs autour du cou.

 

J’étais ahuri et entamais ma visite et mes interviews. J’appris que le mouvement « hippie » traduisait justement cette aspiration de la jeunesse qui refusait la guerre et voulait faire l’amour en s’inspirant des philosophies orientales. L’usage du cannabis était le ciment de leur union et l’emblème de leur révolte. L’usage des hallucinogènes était censé leur faire connaître des états de conscience modifiés et leur faire faire des voyages « initiatiques » au-delà de la réalité quotidienne et banale.

 

J’appris ensuite que certains hippies passaient dans un second temps à l’usage des drogues « dures » : morphine, héroïne, cocaïne, etc. Pourquoi ? Cette escalade était-elle inévitable ? Le Docteur David SMITH et ses collaborateurs n’avaient pas de réponse à cette question et l’évolution des hippies en « junkies » les désolaient. À l’issue de ce voyage, je revins à Paris et me mis à lire toute la littérature consacrée à la drogue et à réfléchir à ce sujet. Je publiais le résultat de mes recherches en 1973 dans un livre : « La personne du toxicomane » (Éditions Privat).

 

Mon analyse, dans ce livre fruit de deux ans de lectures, de voyages, et de réflexions, était que nous étions en présence d’un phénomène nouveau, que j’appelais « les toxicomanies actuelles », qui se présentaient totalement différentes des toxicomanies « classiques », utilisées dans des rituels chamanistiques ou par des esthètes.

 

Ma conclusion était que les toxicomanies actuelles étaient des moyens d’éviter ou de conjurer la violence, que cette jeunesse sentait bouillonner en elle en réaction à la guerre du Vietnam et aux valeurs dominantes d’une société qu’ils rejetaient.

 

Il m’apparut que les drogues « douces » comme le cannabis apaisaient la violence, la faisaient disparaître en faisant « planer » les usagers. En même temps, ces drogues anesthésiaient l’énergie et le désir, et les hippies se laissaient vivre dans la nature et les fleurs.

 

Certains d’entre eux néanmoins, ne se suffisaient pas de ces drogues douces. Leur violence était trop grande. Alors, pour la conjurer, ils la retournaient contre eux-mêmes et se « shootaient » des drogues dures qui les faisaient expérimenter un orgasme généralisé à nul autre pareil, puis une période de manque uniquement consacrée à la recherche d’une nouvelle dose. Leur devise, tatouée sur leur avant-bras, représentait une seringue croisée avec un fusil crosse en l’air et une devise : « Plutôt se détruire qu’agresser ».

 

Depuis quelques années, je vois la violence resurgir dans notre société : les gilets jaunes d’abord, puis les blacks-blocs, puis les grèves interminables, puis la guerre au virus entraînant le confinement consistant à tenter de mettre un couvercle sur une marmite bouillonnante.

 

Mais comment réprimer l’envie de vivre, le besoin d’agir de cette jeunesse ? La vie étant un risque en elle-même, la jeunesse est sommée de ne pas prendre de risque et donc, d’une certaine manière, de ne pas vivre. Son seul but doit être dorénavant d’éviter de mourir ! Alors, la jeunesse, depuis quelques années, cherche à oublier : oublier de vivre, se saouler, se droguer, être ailleurs et s’en aller tout en restant là. La solution pour elle a toujours été la violence, laquelle revient aussitôt dans toute société lorsque le sacré s’en retire. Elle retourne aujourd’hui cette violence contre elle-même non seulement en se shootant, mais en s’explosant, en s’éclatant, en se défonçant, et tout cela, les drogues permettent de le faire tout en restant confiné dans sa chambre.

 

Mais dans une société désacralisée et désenchantée, la violence ne peut pas être confinée. La drogue ne suffira peut-être pas, cette fois, à conjurer la violence brutale et meurtrière. C’est la crainte que l’on peut avoir dans les semaines et les mois qui viennent lorsque le couvercle sera enlevé et que la crise économique et sociale fera bouillir les frustrations et les revendications sur fond de désespoir.

– « Serait-ce donc une révolte ? »

– « Non, Sire, une révolution ! »

 

 

Chronique du 5 mai : Temps de crise

 

Nous vivons un temps de crise, de catastrophes. Dans les situations d’urgence, la réaction psychologique d’une foule est le plus souvent la panique. Si un incendie éclate dans un cinéma est que quelqu’un crie « au feu », il y aura plus de morts écrasés et piétinés par une foule affolée que de victimes du feu. C’est le principal avantage du confinement : éviter les mouvements de foule.

 

Il y a cependant chez les confinés un « effet de foule » dû aux réseaux sociaux et ceux-ci vont faire éclore les théories du complot et les croyances les plus délirantes sur l’origine de l’épidémie, sa finalité, les gouvernements, les sociétés secrètes qui nous manipulent et les traitements miracle dont ils nous privent à dessein.

 

Le confinement comporte des risques réels pour l’équilibre psychologique des confinés. Combien de couples pourront résister à ce tête-à-tête prolongé ? Combien d’enfants et de femmes seront battus par les hommes excédés et désœuvrés, frustrés et très alcoolisés ? Combien de couples divorceront ou se sépareront ? Combien d’enfants et d’adolescents déscolarisés en prendront l’habitude et le resteront ?

 

Tous les symptômes psychiatriques vont risquer de "décompenser". Les psychotiques verront des virus partout et deviendront obsessionnels des lavages de mains et des gels alcoolisés. Les paranoïaques trouveront dans les journaux télévisés la confirmation de leurs soupçons. Les hystériques développeront leurs tendances hypocondriaques et se découvriront tous les jours un symptôme évocateur du coronavirus. Les délirants hallucineront et entendront leurs « ennemis » rire et se moquer d’eux.  Les déprimés ne pourront que trouver dans les événements des confirmations à leur pessimisme. Je viens d’apprendre le suicide d’un médecin atteint par le virus et qui n’a pas voulu vivre l’incubation et la mort possible par asphyxie.

 

Enfin, à mesure que les jours passent, le stress augmente, en raison du fait que l’on ne peut pas prévoir la fin du confinement. Même les prisonniers de droit commun connaissant la durée de leur peine fantasment sur leur date de sortie…

 

Le stress, comme tout le monde le sait, est générateur de toutes sortes de désordres psychosomatiques que les praticiens devront apprendre à ne pas confondre avec les premiers symptômes du coronavirus.

 

De tout temps, lorsqu’une catastrophe se produit, un mécanisme psychosociologique se met en place : le mécanisme victimaire. Celui-ci se résume en une phrase : on cherche à cette catastrophe une cause et on trouve … un coupable. La mise à mort ou l’expulsion de cette victime émissaire ramène la paix dans la communauté en état, nous apprend René Girard, « de crise sacrificielle ».

 

Œdipe roi,de Sophocle raconte exactement cela. La peste ravage Thèbes. On cherche une cause que la science de l’époque est incapable de trouver et on trouve… un coupable : Œdipe, le roi, coupable des pires forfaits, l’inceste et le parricide. Il reconnaît ses culpabilités, se crève les yeux et il est expulsé de la ville.

 

Aujourd’hui, on connaît la cause de l’épidémie mais le mécanisme s’enclenche quand même : on cherche le coupable mais on en trouve trop.

 

Depuis quelques années, d’ailleurs, on cherchait une cause à un « certain malaise dans la civilisation », et on trouvait de nombreux boucs émissaires, le premier étant le « mâle blanc hétérosexuel ». Mais le mécanisme victimaire ne se produisait pas et ne pouvait pas produire les heureux efforts décrits par René Girard, car le bouc émissaire doit être unique, d’une part et d’autre part recueillir l’unanimité de tous les membres de la communauté. Or ces deux conditions ne sont jamais réunies dans notre monde. On trouve trop de coupables et surtout trop de victimes. Seules les victimes ont droit à la parole, au respect, à la sollicitude de tous. Il y a donc une escalade de la rivalité victimaire, chaque victime ou catégorie de victimes voulant se hisser au sommet de l’aristocratie victimaire.

 

Ce mécanisme débridé, ces victimes et ces coupables rendaient notre civilisation irrespirable sous l’effet du principe de précaution, du politiquement correct, de la plainte généralisée, de la judiciarisation exponentielle des rapports humains et du monde virtuel dans lequel nous faisaient rentrer les réseaux sociaux.

 

Peut-être cette crise réelle, ce virus bien identifié, ce confinement remettront-ils les pendules à l’heure, et notre civilisation s’en trouvera-t-elle renforcée et ramenée dans la réalité ? Cet espoir est peut-être chimérique mais si nous nous y mettions tous ?

 

 

Chronique du 3 mai : La guerre

Paris, le 7 avril 2020

Jean-Michel Oughourlian

Suite des chroniques : La guerre. (3 mai 2020)

 

 

Jean-Michel Oughourlian est un psychiatre et psychologue qui depuis près de 40 ans tente d'appliquer dans le domaine de la psychologie et de la psychopathologie les thèses de René Girard. Neuropsychiatre de l ́Hôpital américain de Paris depuis 1974, puis chef du service de psychiatrie à partir de 1981, poste qu ́il occupera jusqu ́en 2007.

Il a collaboré avec René Girard, avec qui il publie, en 1978, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Son deuxième livre, Un mime nommé désir (1982) porte sur les phénomènes de transe, d ́hystérie et de possession qu ́il décrypte à l ́aide de la théorie mimétique. En 2007, il publie Genèse du désir, où il est question des dernières découvertes en neurosciences (neurones miroirs) ainsi que des éléments pour une psychothérapie des couples. Son livre Le Troisième Cerveau (2013) dessine une nouvelle psychologie et une nouvelle psychiatrie, qui imposent notamment une autre gestion de l'altérité, fondée sur la « dialectique des trois cerveaux » : le cerveau cognitif, le cerveau émotionnel et le cerveau mimétique, celui de l'altérité, de l'empathie, de l'amour comme de la haine.

 

IMPRIMER LE PDF

 

Bibliographie et vidéos de Jean-Michel Oughourlian

 

 

 

Retour