Le désir et la rivalité mimétiques

« L’amitié est cette coïncidence parfaite de deux désirs. Mais l’envie et la jalousie ne sont pas autre chose. »

 

 

« L’imitation ne se contente pas de rapprocher les gens ; elle les sépare, et le paradoxe est qu’elle peut faire ceci et cela simultanément. »

(Shakespeare. Les feux de l’envie)

 

 

« Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir, qui est toujours désir de ce que l’autre possède. » (Achever Clausewitz),

 

 

 

   

 

   

Que se passe-t-il quand la distance (culturelle, géographique, spirituelle) entre le disciple et son modèle devient négligeable ? Ils vont s’entre-regarder, se copier l’un l’autre. Pour qualifier cette relation où la réciprocité devient possible et où les rôles de disciple et de modèle sont interchangeables, René Girard ne parle plus de « désir triangulaire » mais de « désir mimétique » : on n’a plus affaire à une figure stable où chacun est à sa place et où la vénération pour le modèle peut être l’enjeu d’une imitation positive de la part du disciple. 

 

Ainsi, dans ce que Girard nomme « médiation externe », Julien Sorel imite Napoléon comme Don Quichotte imite Amadis de Gaule et même comme Sancho Pança imite son maître, avec, pour le valet, une note comique qui tient au décalage entre leur proximité physique et la distance spirituelle qui les sépare. Cette infranchissable distance tient le disciple à l’abri de toute forme de jalousie et donc de rivalité  avec son modèle. Au contraire, les habitués du salon bourgeois des Verdurin vouent un mépris haineux à l’égard des personnages qui fréquentent le salon aristocratique des Guermantes. La distance sociale, géographique et spirituelle pouvant séparer les salons fréquentés et décrits par Marcel Proust n’est plus qu’un leurre, et de fait, Madame Verdurin finira princesse de Guermantes ! Le règne de la « médiation interne » est celui de la rivalité mimétique : chacun voue à son rival une haine 

d’autant plus implacable qu’il le vénère souterrainement, chacun imite la haine de l’autre en exagérant des différences minuscules et en excluant les « traîtres », ceux qui pourraient passer à l’ennemi, bref en menant contre son « modèle-obstacle » une guerre sans merci. 

 

Quand les objets que se disputent des désirs renforcés par une imitation réciproque sont partageables (la monnaie a été inventée pour cela), la rivalité peut prendre la forme d’une « saine émulation ». Mais quand on rivalise pour des objets qui ne se laissent pas partager ou des pseudo-objets comme la réputation, la gloire, la première place etc., les rivaux mimétiques tendent à devenir des « doubles », des « jumeaux de la violence » : au stade ultime, la rivalité pour l’objet cède la place à la rivalité tout court, ce n’est plus un désir de possession qui les anime mais un désir de destruction et, comme les fils d’Oedipe, Etéocle et Polynice, ils tendent à s’entre-tuer.

 

Voilà comment, parti d’un travail de « critique littéraire » qui lui a permis de voir des ressemblances structurelles là où ses collègues ne voyaient que des différences stylistiques, René Girard est devenu anthropologue, lecteur des tragédies grecques comme des travaux ethnologiques les mieux documentés, en traitant sérieusement la question posée par Lévi-Stauss de façon rhétorique à la fin de L’homme nu  : comment l’ordre peut-il naître du désordre ? C’est-à-dire, en termes girardiens : comment les hommes, qui, par leur mimétisme, sont à la fois destinés à vivre en groupes et à s’entre-tuer, ont-ils réussi jusqu’à présent à contenir leur violence ?

 

 

 

 

 

SUITE DES NOTIONS CLES:

 

Désir triangulaire

 

Indifférenciation et genèse du sacré

Le bouc émissaire

L'unité des cultures

Mensonge mythique et vérité biblique

La révélation évangélique    

L'Apocalypse

 

 
Dernière modification : 17/03/2022