Le Monde clos et le désir infini

Editions Albin Michel (2015)

La pensée de René Girard est ici convoquée à plusieurs reprises.

> Critique de Patrice Trapier (Journal du dimanche 30/08/2015)

Par temps de crise (nous y sommes depuis plus de trois décennies), la science économique est une matière valorisée (ses experts sont écoutés comme des Pythies) et instable (leurs oracles sont sans cesse ­démentis par les imprévisibles tête-à-queue des mutations en cours). Daniel Cohen évite ce jeu infernal (prédire demain au futur de l'impératif) pour s'en tenir à son travail d'intellectuel (tenter de comprendre, au conditionnel, ce qui relie hier à demain, plus sûrement à après-demain).

Agrégé de maths et d'économie, Cohen sait s'extirper de l'asséchant tête-à-tête avec les interminables colonnes chiffrées des bilans etpour enrichir ses analyses grâce à son goût prononcé pour l'histoire, l'anthropologie, la philosophie et la psychanalyse. Le titre de son dernier ouvrage (Le monde est clos et le désir infini) est inspiré par le philosophe des sciences, Alexandre Koyré (Du monde clos à l'univers infini). Son sujet (la société sans croissance) traduit une inflexion. Il a longtemps pensé que la croissance était notre bien le plus précieux ; qu'en son absence, tous les périls guettaient, avant d'admettre que son affaiblissement régulier était moins la variable passagère d'une adaptation à la mondialisation que la résultante structurelle de l'avènement de la société numérique.

Un troisième big bang, la société numérique

Après tout, la croissance est une idée nouvelle. Cohen nous rappelle deux enseignements du temps long : 1/Considérer que ces trente dernières années tellement chahutées sont une tête d'épingle à l'échelle de l'humanité. 2/Prendre en compte l'accélération considérable des processus humains : il y a dix millions d'années, apparaissaient les hominidés ; il y a un million d'années, l'Homo erectus ; il y a cent mille ans, l'Homo sapiens ; il y a dix mille ans, l'agriculture ; il y a mille ans, l'imprimerie ; il y a cent ans, l'électricité ; il y a dix ans, Internet. Jusqu'où nous mènera ce mouvement vertigineux?

Après le premier big bang, l'agriculture, qui a entraîné la première explosion démographique et une cascade d'inventions, de l'écriture à la poudre ; après le deuxième big bang, la révolution scientifique du XVIIe siècle, qui a ouvert la voie à la révolution industrielle, à la croissance économique et à son pendant spirituel, l'idée du progrès, nous abordons un troisième big bang, la société numérique post-industrielle qui clôt la parenthèse industrielle. Et, c'est toute la question, son culte de la croissance et du progrès, qui avait succédé aux religions toutes puissantes. Il n'est d'ailleurs pas anodin que l'actuelle décroissance s'accompagne d'une remontée des sentiments religieux extrêmes.

Faut-il se préparer à vivre durablement sans croissance? Cohen présente les deux scénarios. 1/Pessimiste : la révolution numérique détruira près de la moitié des emplois (et toutes les tâches répétitives) et ne servira qu'à mieux organiser la vie des plus aisés sans rien bouleverser fondamentalement de notre univers (aucune invention comparable à l'automobile ou à l'électricité). 2/Optimiste : après une période de destruction-adaptation, l'alliance d'Internet et de la biologie (voire de l'énergie) ouvrira des perspectives inouïes, notamment du côté de l'allongement de la vie, qui bouleverseront les conditions de l'activité économique, et donc de la croissance.

De nouvelles formes de progrès sans croissance

Sans trancher, même s'il laisse deviner sa crainte que le scénario pessimiste soit le plus probable, Daniel Cohen constate que le monde post-industriel explose tous les cadres stables, que la montée des inégalités n'est pas seulement salariale mais surtout patrimoniale, qu'après un capitalisme unificateur vient le temps d'une fragmentation des richesses, des territoires et des individus.

En héritier des Lumières, prônant l'équilibre entre partage collectif et initiative individuelle, Daniel Cohen essaie de penser de nouvelles formes de progrès sans croissance, à l'heure où le défi climatique peut permettre de réunifier des sociétés luttant contre la tentation de l'affrontement. Il le fait en tenant compte des enseignements de René Girard (sur le danger du bouc émissaire) et de Sigmund Freud (sur le désir humain jamais assouvi). Ce livre, en même temps érudit et d'une lecture très abordable, est un guide essentiel pour temps troublés.

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