Shakespeare, les feux de l’envie

Editions Grasset 1990
4 ème de couverture de l’édition originale
L’ouvrage de René Girard n’est pas seulement un nouveau livre sur Shakespeare – ce qui serait déjà une prouesse après tout ce qui a été écrit et publié sur ce génie de la littérature universelle ; c’est un livre nouveau sur le sujet. Et là réside tout son intérêt. De Shakespeare, René Girard nous propose en effet une lecture neuve inspirée de la théorie dont il est le père : la théorie « mimétique » - ou la théorie de la triangularité du désir. Mais, loin d’appliquer à Shakespeare les principes du mimétisme, il s’attache à montrer que Shakespeare et un « miméticien » avant la lettre et que toute la théorie mimétique était contenue, dès les premières pièces, dans l’œuvre théâtrale du grand poète. Au-delà de Shakespeare, René Girard nous interroge sur nous-mêmes, sur la dimension tragique de nos désirs, et nous propose un tableau à la fois sombre et plein d’espérance de l’humanité de toujours et de l’humanité d’aujourd’hui. Il fait aussi œuvre de polémiste et s’attaque à la critique littéraire contemporaine, mais son livre est moins un retour à la tradition que l’apparition d’un classicisme critique « nouvelle manière » qui, face à un modernisme exténué, vient manifestement à son heure.
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Quant à Shakespeare, il ne tarda pas à comprendre qu’agiter le désir mimétique sous le nez du public n’est pas le plus sûr moyen de connaître le succès – chose qu’apparemment je n’ai moi-même jamais comprise. Il fallut très peu de temps à Shakespeare pour rendre plus subtile, insidieuse et complexe sa façon de traiter le désir, mais, avec une constance parfois proche de l’obsession, et qui n’implique aucune illusion d’omniscience, bien au contraire, jamais il ne se départit de la conception mimétique qu’il s’en faisait. Shakespeare peut être aussi explicite que certains d’entre nous au sujet du désir mimétique et il a pour cela son propre vocabulaire, suffisamment proche du nôtre pour permettre une reconnaissance immédiate. Il parle de désir suggéré, de suggestion, de désir jaloux, de désir émulateur, etc. ? Mais le mot capital est celui d’envie, employé seul ou dans des expressions composées comme désir envieux, émulation envieuse, etc. Tout comme le désir mimétique, l’envie subordonne le quelque chose désiré au quelqu’un qui jouit de cette chose d’une relation privilégiée. L’envie convoite cette supériorité d’être que ni le quelqu’un à lui seul ni le quelque chose à lui seul, mais la conjonction des deux semble posséder. L’envie témoigne involontairement d’une carence d’être qui fait honte à l’envieux, surtout depuis l’avènement de l’orgueil métaphysique au temps de la Renaissance.
C’est pourquoi l’envie est de tous les péchés le plus difficile à avouer, le plus répandu. … Est-ce à dire que l’expression « désir mimétique » est désormais inutile, redondante ? Pas du tout, car, si toute envie est mimétique, il n’est pas vrai que tout désir mimétique relève de l’envie. Pour rendre manifeste cette prodigieuse matrice à produire des formes que devient l’imitation désirante sous la plume de Shakespeare, il faut tenir compte de toutes ses modalités. Ceux qui s’élèvent contre le désir mimétique au motif que son « réductionnisme » appauvrivrait la ittérature se méprenne sur sa nature : ils n’y voient qu’un attirail conceptuel restrictif générant un contenu limité. Shakespeare répond lui-même à cette objection en donnant le nom de Protée, dieu grec des métamorphoses, au personnage qui incarne plus que tout autre le désir mimétique dans les Deux Gentilshommes de Vérone. Cette pièce de jeunesse ne réussit pas à tirer de ce nom tous les prolongements potentiels qu’il contient, mais c’est dans les chefs-d’œuvre comiques, à commencer par le Songe d’une nuit d’été, ce prodige de subtilité et d’adresse, que la qualité « protéiforme » du désir mimétique s’affirme avec une énergie incroyable.