Le conflit des anthropologies de Claude Lévi-Stauss et de René Girard

Conférence de Camille Tarot, sociologue des religions, professeur émérite de l’Université de Caen, donnée au colloque "Girard Lévi-Strauss: le sacrifice aujourd'hui" à l'ENS le 27 janvier 2012 :

"Peut-on sortir par le sacrifice du dilemme de la priorité entre mythe et rite ?'

Je remercie les organisateurs d’avoir mis la question du sacrifice au centre de cette journée, parce qu’on a raison de penser qu’elle condense le conflit entre l’anthropologie de Girard et celle de Lévi-Strauss. Elle comporte donc un enjeu stratégique, car c’est par elle qu’on pourra ou non débloquer la situation. Parvenu au terme d’une brève carrière d’enseignant de la sociologie de la religion, j’ai vraiment acquis la certitude que le conflit de pensée qui les oppose domine en droit, sinon en fait, le champ des recherches en sciences sociales, du moins vu de France. Je l’ai même appelé naguère la « grande guerre » (Tarot, 2008, p. 560-571). Il me paraît incontournable pour ce siècle commençant. Or on ne l’a que trop longtemps esquivé, ce qui justifie pleinement à mes yeux la rencontre d’aujourd’hui. Ceux qui connaissent le dossier pourront passer la première partie qui veut en prendre la mesure et en esquisser les contextes successifs. La deuxième partie montrera sur un cas de rituel, fourni par Lévi-Strauss lui-même, comment les critiques de Girard paraissent fondées et capables de faire avancer l’analyse. J’aurais voulu dans une dernière partie, comme l’annonçait mon titre primitif, esquisser une hypothèse personnelle sur une possible remontée en deçà de ce grand différend, en rapprochant rite, technique et langage, pour le reprendre sur d’autres bases, mais ce programme chronophage sera pour une autre fois. + +

Le conflit des anthropologies de Girard et de Lévi-Strauss est particulièrement impressionnant parce qu’il est total : il porte sur les questions, les méthodes, les contenus et les fins de l’anthropologie. Il est loin d’être vidé et d’occuper la place qu’il mérite dans les débats des sciences humaines en France, qui l’ont plutôt mis de côté. Cette opposition a creusé des distances et des silences propices aux évitements plus qu’à la recherche. Une gêne l’entoure. Parler de tabou serait trop fort, même si en tel lieu il est mal venu de citer Girard, si on se soucie de sa réputation scientifique. Ceci s’explique par plusieurs raisons dont la position très différente des challengers dans le champ intellectuel. Lévi-Strauss est dans la positon du défenseur, Girard de l’attaquant ! Même si elle n’est plus ce qu’elle était dans les années 60, la position hégémonique de l’œuvre de Lévi-Strauss reste encore incomparable comme celle du grand classique toujours vivant qu’il est devenu dès son vivant. Lévi-Strauss est un champion en titre, mondialement connu et reconnu, qui a tenu dans l’establishment universitaire, intellectuel et médiatique français pendant trois ou quatre décennies, et de plus, au centre de son centre (Paris, l’EPHE, le Collège de France, l’Académie française), une place parfaitement méritée, mais inégalée et difficilement égalable. Girard est dans la position de l’outsider que personne n’attend, et de plus du self-made man, car il n’a pas la légitimité d’un anthropologue professionnel et dans celle du transfuge qui prêche depuis ce qui passa trop longtemps, entendu de France, pour une sorte de désert américain. Triple marginalité initiale. En conséquence, le conflit qui les oppose ne joue pas le même rôle dans l’économie des deux œuvres. Il est central et structurant pour l’une, périphérique, comme inexistant pour l’autre. Un bon lecteur de Lévi-Strauss peut ignorer Girard sans risque pour comprendre sa pensée. Mais un lecteur de Girard, s’il veut prendre la mesure des enjeux, peut-il ignorer Lévi-Strauss ? Pour des raisons chronologiques, la pensée de Girard est d’abord absente de 2 celle de Lévi-Strauss, et elle lui est demeurée parfaitement marginale par la suite, sans doute pour des raisons plus tactiques. Je n’ai relevé qu’une réponse indirecte dans un texte bref et tardif de Lévi-Strauss qui se garde bien de le nommer (Tarot, 2008, 640-642). Au contraire, la critique adressée à Lévi-Strauss, dès la Violence et le sacré est centrale, explicite et elle continue bien au-delà. Elle accompagne l’œuvre de Girard pas à pas

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