Ancien événement

15/04/2020La chronique de Jean-Michel Oughourlian

Nous vivons un temps de crise, de catastrophes. Dans les situations d’urgence, la réaction psychologique d’une foule est le plus souvent la panique. Si un incendie éclate dans un cinéma est que quelqu’un crie « au feu », il y aura plus de morts écrasés et piétinés par une foule affolée que de victimes du feu. C’est le principal avantage du confinement : éviter les mouvements de foule.

 

Il y a cependant chez les confinés un « effet de foule » dû aux réseaux sociaux et ceux-ci vont faire éclore les théories du complot et les croyances les plus délirantes sur l’origine de l’épidémie, sa finalité, les gouvernements, les sociétés secrètes qui nous manipulent et les traitements miracle dont ils nous privent à dessein.

 

Le confinement comporte des risques réels pour l’équilibre psychologique des confinés. Combien de couples pourront résister à ce tête-à-tête prolongé ? Combien d’enfants et de femmes seront battus par les hommes excédés et désœuvrés, frustrés et très alcoolisés ? Combien de couples divorceront ou se sépareront ? Combien d’enfants et d’adolescents déscolarisés en prendront l’habitude et le resteront ?

 

Tous les symptômes psychiatriques vont risquer de "décompenser". Les psychotiques verront des virus partout et deviendront obsessionnels des lavages de mains et des gels alcoolisés. Les paranoïaques trouveront dans les journaux télévisés la confirmation de leurs soupçons. Les hystériques développeront leurs tendances hypocondriaques et se découvriront tous les jours un symptôme évocateur du coronavirus. Les délirants hallucineront et entendront leurs « ennemis » rire et se moquer d’eux.  Les déprimés ne pourront que trouver dans les événements des confirmations à leur pessimisme. Je viens d’apprendre le suicide d’un médecin atteint par le virus et qui n’a pas voulu vivre l’incubation et la mort possible par asphyxie.

 

Enfin, à mesure que les jours passent, le stress augmente, en raison du fait que l’on ne peut pas prévoir la fin du confinement. Même les prisonniers de droit commun connaissant la durée de leur peine fantasment sur leur date de sortie…

 

Le stress, comme tout le monde le sait, est générateur de toutes sortes de désordres psychosomatiques que les praticiens devront apprendre à ne pas confondre avec les premiers symptômes du coronavirus.

 

De tout temps, lorsqu’une catastrophe se produit, un mécanisme psychosociologique se met en place : le mécanisme victimaire. Celui-ci se résume en une phrase : on cherche à cette catastrophe une cause et on trouve … un coupable. La mise à mort ou l’expulsion de cette victime émissaire ramène la paix dans la communauté en état, nous apprend René Girard, « de crise sacrificielle ».

 

Œdipe roi,de Sophocle raconte exactement cela. La peste ravage Thèbes. On cherche une cause que la science de l’époque est incapable de trouver et on trouve… un coupable : Œdipe, le roi, coupable des pires forfaits, l’inceste et le parricide. Il reconnaît ses culpabilités, se crève les yeux et il est expulsé de la ville.

 

Aujourd’hui, on connaît la cause de l’épidémie mais le mécanisme s’enclenche quand même : on cherche le coupable mais on en trouve trop.

 

Depuis quelques années, d’ailleurs, on cherchait une cause à un « certain malaise dans la civilisation », et on trouvait de nombreux boucs émissaires, le premier étant le « mâle blanc hétérosexuel ». Mais le mécanisme victimaire ne se produisait pas et ne pouvait pas produire les heureux efforts décrits par René Girard, car le bouc émissaire doit être unique, d’une part et d’autre part recueillir l’unanimité de tous les membres de la communauté. Or ces deux conditions ne sont jamais réunies dans notre monde. On trouve trop de coupables et surtout trop de victimes. Seules les victimes ont droit à la parole, au respect, à la sollicitude de tous. Il y a donc une escalade de la rivalité victimaire, chaque victime ou catégorie de victimes voulant se hisser au sommet de l’aristocratie victimaire.

 

Ce mécanisme débridé, ces victimes et ces coupables rendaient notre civilisation irrespirable sous l’effet du principe de précaution, du politiquement correct, de la plainte généralisée, de la judiciarisation exponentielle des rapports humains et du monde virtuel dans lequel nous faisaient rentrer les réseaux sociaux.

 

Peut-être cette crise réelle, ce virus bien identifié, ce confinement remettront-ils les pendules à l’heure, et notre civilisation s’en trouvera-t-elle renforcée et ramenée dans la réalité ? Cet espoir est peut-être chimérique mais si nous nous y mettions tous ?

 

 

 

Paris, le 7 avril 2020

Jean-Michel Oughourlian

Suite des chroniques : La guerre. (3 mai 2020)

 

 

Jean-Michel Oughourlian est un psychiatre et psychologue qui depuis près de 40 ans tente d'appliquer dans le domaine de la psychologie et de la psychopathologie les thèses de René Girard. Neuropsychiatre de l ́Hôpital américain de Paris depuis 1974, puis chef du service de psychiatrie à partir de 1981, poste qu ́il occupera jusqu ́en 2007.

Il a collaboré avec René Girard, avec qui il publie, en 1978, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Son deuxième livre, Un mime nommé désir (1982) porte sur les phénomènes de transe, d ́hystérie et de possession qu ́il décrypte à l ́aide de la théorie mimétique. En 2007, il publie Genèse du désir, où il est question des dernières découvertes en neurosciences (neurones miroirs) ainsi que des éléments pour une psychothérapie des couples. Son livre Le Troisième Cerveau (2013) dessine une nouvelle psychologie et une nouvelle psychiatrie, qui imposent notamment une autre gestion de l'altérité, fondée sur la « dialectique des trois cerveaux » : le cerveau cognitif, le cerveau émotionnel et le cerveau mimétique, celui de l'altérité, de l'empathie, de l'amour comme de la haine.

 

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Bibliographie et vidéos de Jean-Michel Oughourlian

 

 

 

 
Dernière modification : 03/05/2020

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