Un livre une conférence

Mensonge spéculatif et vérité du travail

par Jean-Marc Bourdin

 

Esprit malin

 

L’ouvrage de Pierre-Yves Gomez L’Esprit malin du capitalisme est de la plus grande pertinence et (car ?) girardien de part en part. Non seulement l’auteur y fait explicitement référence dans son ouvrage mais il n’hésite pas à faire allusion à celui qu’il appelle son maître en interview. Là où PY Gomez se montre surtout un fidèle compagnon, c’est dans sa manière de penser le monde économique, au-delà d’une simple déclinaison de concepts préexistants et aussi dans sa conclusion qui est plus éthique que politique.

 

Donc quelques concepts éclairants que PY Gomez met en avant. Je ne suis pas assez au courant de la littérature des économistes et des sciences de l’entreprise pour savoir s’ils lui sont propres ou si son apport réside dans leur regroupement en un ensemble très convaincant.

D’abord le capitalisme spéculatif actuel opposé au capitalisme cumulatif qui l’a précédé : il rend compte des phénomènes de la financiarisation et de la folle course à l’innovation techno-scientifique (notamment la digitalisation) et managériale dont nous sommes les témoins. Les décisions économiques sont orientées selon une flèche du temps inversée par des promesses de gains dans un « avenir supérieur » qui rendent négligeables les dettes contractées pour les réaliser (le prototype en est la mue de la start-up en licorne dont la capitalisation boursière est sans commune mesure avec l’investissement initial : « on n’est pas censé faire un effort pour rembourser un financement qui permet de réaliser les promesses »). Or ces promesses sont indispensables pour lever des fonds, contracter des dettes à bas prix, gagner des marchés. Mais elles peuvent être d’autant plus difficiles à tenir qu’elles sont en compétition avec de multiples promesses exorbitantes venues du monde entier. On comprend mieux la fragilité de l’ensemble où la concurrence se fait sur des illusions et de probables mensonges. On perçoit aisément ce que cette spéculation généralisée a à voir via la transmission des promesses avec le désir contemporain de gagner en puissance d’être et, en l’occurrence, dans la sphère de l’économie marchande, d’avoir.

 

Autre concept remarquable que PY Gomez préfère à celui de contagion mimétique, celui de synchronisation qui mène par vagues successives tous les acteurs économiques à adopter le point de vue unique d’une spéculation sur les gains que nous promettrait un avenir supérieur, jusques et y compris dans les sphères technocratiques de la production et du traitement de base des données de gestion. Ce concept présente l’intérêt de traduire un mécanisme d’uniformisation et d’indifférenciation dans un monde où des décisions se prennent au terme d’un raisonnement. La liberté des acteurs les conduit aux comportements les plus grégaires et à une quasi-impossibilité de se démarquer. Un bon exemple de fabrication d’une foule à grande échelle nous est ici donné.

 

J’ai aussi apprécié le refus du songe creux d’une économie de marché à laquelle PY Gomez préfère une économie de marchands, réalité des mécanismes en jeu entre des acteurs qui évite d’avoir à prendre parti sur un marché dont on sait qu’il n’existe pas, que ce soit pour le vénérer ou le vouer aux gémonies.

 

La personnification mythologique du spéculateur est trouvée en Narcisse, un Narcisse chez qui tout devient un capital dont il faut agglomérer les miettes pour le faire valoir auprès des autres. Il est un micro-capitaliste qui doit veiller en permanence à son propre cours, lequel se fixe en fonction de sa capacité à repérer et satisfaire les attentes des autres. En voici les commandements : Tu convoiteras le profit de ton prochain, tu désireras ses investissements, ses innovations, ses performances, ses réussites, ses jouissances, ses talents, tu voudras être à sa place, dans le futur, tu saisiras plus vite que lui les opportunités qui t’attendent. Tu tâcheras de faire mieux que lui, de faire mieux que toi et que tous les autres. Tu consommeras davantage que lui qui consommera davantage que toi. Vous avez dit rivalité mimétique ?

Dans ce monde, l’auteur nous explique que la violence est confinée par la technocratie spéculative qui n’hésite pas à sacrifier sporadiquement des boucs émissaires. Comme l’annonçait il y a 40 ans Christopher Lasch, auquel est dû ce recours à l’image de Narcisse, l’objet de l’envie est devenue soi-même dans le futur en attente d’un coup de chance. L’inversion de la flèche du temps vaut désormais pour tous, y compris les micro-capitalistes qu’il nous est enjoint de devenir, un champ de Narcisses en quelque sorte.

 

Il y aura des pannes, des redémarrages, les promesses de la digitalisation ne seront pas tenues, parce que pas tenables, les dettes ne seront pas remboursées, il faudra trouver d’autres promesses d’un avenir dissolvant des apories du présent. Le monde devient liquide à force de mobilités recherchées et imposées. Face aux impasses multiples dont est fait notre labyrinthe construit sans architecte et sans plan par le capitalisme spéculatif, la seule issue serait de renoncer aux illusions pour réduire sa vie dans le respect de la vérité, en espérant que le système sera modifié par la multiplication de ces initiatives inspirées par la lucidité et conduisant à la sérénité. La conversion des personnages des romans géniaux étudiés dans « Mensonge romantique et vérité romanesque » suivait la même direction.

 

« L’Esprit malin du capitalisme » ( DDB, 2020 )

 

 
Dernière modification : 23/02/2021