Chronique d'Emmanuel Portier

emmanuel Portier​Emmanuel Portier est trésorier, membre du Conseil d'administration de l'ARM. Il est directeur associé chez Jean Busnot SA, société internationale de courtage en crédit commercial. Il enseigne "risque de crédit et de financement" à l'Université Dauphine à Paris. Scénariste et essayiste (« Crises et facteurs humains, les nouvelles frontières mentales des crises » de Boeck 2010)


   

 

 

 

 

 

25 août 2016

 

Pour réduire la violence, il faut y renoncer, et non pas tuer le violent

 

Le vendredi 12 Août 2016, le tribunal d’application des peines de Melun notifiait à Jacqueline Sauvage son refus de libération conditionnelle, et ce malgré la grâce présidentielle partielle accordée peu de temps auparavant.

 

Pour mémoire, Jacqueline Sauvage est cette femme reconnue coupable du meurtre de son mari, tué de trois coups de fusil dans le dos en 2012, après quarante-sept ans d’enfer conjugal, condamnée en première instance et en appel, par deux cours d'assises distinctes (soit 6 magistrats et 21 citoyens, au total, ayant eux eu accès à l’intégralité du dossier) à la même peine de 10 ans d'emprisonnement. Elle en a purgé un peu plus de 3 années à ce jour, au titre de la détention préventive.

 

Que l'opinion ait été « profondément émue par la souffrance et le drame de cette femme et de cette famille », on ne peut que le comprendre et le partager. Mais l’émotion ne doit pas faire perdre tout moyen de réflexion et, en période de campagne électorale, on peut s’inquiéter, de l’exploitation de cette émotion à laquelle s’adonne toute une brochette de « responsables » politiques quasi unanimes (de Jean-Luc Mélanchon à Florian Philippot, en passant par Pierre Laurent, Anne Hidalgo, Daniel Cohn-Bendit, Nathalie Kosciusko-Morizet, Jean-Christophe Lagarde, Valérie Pécresse…), et par un très actif comité de soutien initié par des people. Pourtant, ainsi que l’a très sagement rappelé l’ancien procureur Philippe Bilger : « L'impérialisme de l'émotion ignorante est dévastateur ».

 

Premièrement, il importe d’écouter la justice, avant de la condamner, et en cela l’argument du tribunal d’application des peines de Melun est fort intéressant : « Mme Sauvage, est encouragée à se cantonner dans un positionnement exclusif de victime, sans remettre en question son fonctionnement psychique personnel et sans s’interroger sur sa part de responsabilité dans le fonctionnement pathologique de son couple […] Le sens de la peine lui échappe et elle a été confortée dans cette position par les soutiens dont elle a bénéficié [...] Mme Sauvage a besoin d'aide psychique « pour remettre de l’interdit dans le passage à l’acte ».

 

Deuxièmement, il doit être possible d’échapper à ce chantage affectif illustré par Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme, commentant ainsi cette décision de justice de maintien de détention : « C’est la démonstration d’un système qui ne comprend pas les violences faites aux femmes. » Ainsi donc, soit une femme qui tire de dos sur son mari non armé doit être libérée sans délai, car c’est elle la vraie victime, et non pas l’assassiné, soit on ne comprend pas la violence faite aux femmes. La palme de l’inversion des valeurs revient, sans conteste, au secrétaire national du PCF, Pierre Laurentn selon lequel cette décision équivant à un "permis de tuer pour tous les hommes violents".Mais qui a tué qui, faut-il vraiment le rappeler ?

 

Qui est responsable de quelle violence ? Cette question essentielle, René Girard n’a cessé de la poser, à chacun d’entre nous, à travers toute son œuvre. Il n’y a pas de violence des hommes faites aux femmes. Il y a certains hommes qui violentent certaines femmes, ce qui est un crime puni par la loi. René Girard aurait certainement été intéressé par cette pétition de soutien à la libération immédiate de Jacqueline Sauvage, ayant recueilli près de 460.000 signatures : « La société dans son ensemble est responsable et complice de ce drame, complice du silence et de l’omerta qui a régné autour de cette violence. » Ce n’est pas la société qu’il convient de convoquer devant ce tribunal, c’était le mari violent, dès le début de ses violences.

Le Parti radical de gauche avait appelé M. Hollande « à accorder la grâce à Madame Jacqueline Sauvage », pour apporter « une réponse humaine à une situation inhumaine ». Non, la violence du mari, et celle, en retour, de sa femme, sont toutes deux ô combien humaines, malheureusement. Un manichéisme dangereux s’est emparé de cette affaire. Lorsque les filles de Jacqueline Sauvage sur France 2, ont commenté ainsi l’énoncé de la grâce présidentielle accordée à leur mère : « Le bonheur total... on est super heureuse. Elle va pouvoir vivre tranquille maintenant. Profiter de ses enfants, de ses petits enfants », aucune réserve ne fut émise par l’interviewer du service public. Les filles de Jacqueline Sauvage également immunisées par leur statut de victimes, pour avoir elles aussi subi la violence de leur père pendant des années ? Qu’elles s’expriment ainsi, sous le coup de l’émotion, encore une fois, on peut le comprendre. Mais où est la responsabilité de l’interviewer ? A défaut de la moindre réserve quant à la perspective indécente d’un « bonheur total » de pouvoir enfin « vivre tranquillement, avec enfants et petits-enfants », après avoir assassiné son mari, leur père et leur grand-père, ne pouvait-il pas au minimum reprendre la question de la présidente de la Cour d’appel : « Face à l'horreur du quotidien, pourquoi pas la moindre fuite ni résistance, sinon par le meurtre si tardivement ? Pourquoi ne pas avoir déposé plainte ? ». Non, le silence. Bonnes clientes pour le journal, émotion garantie, audimat au rendez-vous, recettes publicitaires à la hausse… Show must go on.

 

Tuer une personne violente n’est pas tuer la violence. Tuer un mari atrocement violent n’est pas devenir le symbole de la diminution en marche de la violence faite aux femmes. Même si on en rêverait. C’est au contraire y avoir recours à son tour, encore plus, au point culminant de la montée aux extrêmes qu’engendre la violence, et dont on n’arrive pas à inverser la logique inflationniste. Cette logique qui a fait dire à Maître Nathalie Tomasini, l’avocate de Jacqueline Sauvage et aussi de Sylvie Leclerc, cas similaire jugé quelques mois plus tard, pour définir l’évolution de sa cliente : « un être humain, normal, doté d'une énergie vitale » transformée « en une sorte de légume qui s'enferme petit à petit dans cette spirale infernale qui ne peut avoir d'issue que fatale ». Cette escalade de la violence est un sujet crucial dont René Girard s’est longuement entretenu de façon passionnante avec Benoît Chantre, dans Achever Clausewitz. Le message Girardien est clair et vraiment d’actualité : les meurtres de boucs émissaires, à l’heure où ce mécanisme millénaire est plus que détraqué, ne rendent les retours au calme que de plus en plus illusoires et éphémères.

 

Le deuxième cas judiciaire, celui de Sylvie Leclerc, moins médiatisé, est la parfaite illustration des risques d’inflation de violence dus à la jurisprudence politique du cas Jacqueline Sauvage : une quinquagénaire condamnée à neuf ans de prison ferme par la cour d'assises de la Meurthe-et-Moselle, pour avoir tué son compagnon d'un coup de fusil tiré à bout portant, en mai 2012, près de Nancy.

 

Sylvie Leclerc avait affirmé à la cour que son compagnon était « jaloux » et « colérique », qu'il l'insultait et la contraignait à des rapports sexuels longs et douloureux, inspirés de films pornographiques. Ce soir de mai 2012, Sylvie Leclerc a tué Gérard Schahan, son compagnon depuis trente-cinq ans, d'une balle de fusil tirée à bout portant dans le thorax, tandis qu'il dormait dans le lit conjugal. Elle s'est ensuite réfugiée chez des voisins, leur expliquant : « Il me harcelait, je serai tranquille ! ». A l’audience, Aude, fille unique de Sylvie Leclerc a déclaré : « Je pense que c'était la seule issue pour ma mère et qu'elle a bien fait de faire ce qu'elle a fait. Il me faisait très peur, même s'il ne m'a jamais frappée … Maman, tu as bien fait de le tuer. Il est mieux là où il est... Je ne demande pas un permis de tuer, mais un permis de tranquillité pour lui comme pour elle » - revirement important par rapport à sa déposition initiale. Elle avait alors déclaré n'avoir jamais vu son père commettre un acte de violence sur sa mère ou sur elle. Elle avait également décrit son père comme un homme doux et gentil, mais dépressif et renfermé.

 

Le sacrifice de la vie de son compagnon a conduit Sylvie Leclerc dans une impasse assez bien résumée par sa phrase de conclusion, devant la Cour : « Je l'ai aimé et je l'aime toujours. Il est toujours là. J'ai besoin de lui. Il me manque beaucoup. »

 

La réalité de la vie infernale de Jacqueline Sauvage a été prouvée ; elle inspire pitié et compassion. Celle de Sylvie Leclerc aussi, dans une moindre mesure. Mais elles ne peuvent en aucun cas justifier un meurtre. Le « Tu ne tueras point » n’est pas une vieille loi bigote, tombée en désuétude. Face au sentiment que nous avons toujours, tous, que la violence vient de l’autre et que nous ne faisons qu’y répondre pour nous défendre, voire nous protéger, elle est la seule réponse possible. La seule qui permet d’éviter l’escalade meurtrière de la violence. Gandhi nous a ainsi mis en garde : « Œil pour œil est une règle qui finira par rendre le monde aveugle. »

Lorsque François Hollande a reçu les filles de Jacqueline Sauvage à l’Elysée, telles des otages libérées ou des membres de la famille Dreyfus, il avait souhaité prendre « le temps de la réflexion ». Sous la folle pression médiatique qui nous aliène, sa réflexion n'a finalement duré que deux jours. Pas assez pour relire René Girard, visiblement. Mais il n’est jamais trop tard pour prendre le temps de la réflexion.

 

Le fait d'être victime d'une violence n'ouvre aucun droit à être soi-même violent ; laisser penser le contraire constitue une grave perversion de l'esprit de compassion. Du point de vue de la société, il y a des crimes, des délits, et des tribunaux pour juger les coupables : il ne faut pas sortir de là. La justice est imparfaite, certes, mais n'oublions jamais qu'elle a pour principale fonction de nous dissuader de nous faire justice nous-mêmes, afin d'interrompre la contagion mimétique de la violence, le cercle infernal de la vengeance sans fin. Exiger de la justice qu'elle cautionne un acte meurtrier de justice privée, fût-il légitime aux yeux d'un certain sens commun, c'est ne rien comprendre à cette fonction vitale pour la paix civile. Laissons donc les juges juger sereinement, en gardant en mémoire le conseil de Philippe Bilger : « Ceux qui savent jugent. Ceux qui jugent les juges ne savent rien ».

 

Individuellement, occupons-nous chacun de ne jamais violenter notre conjoint. Et en aucun cas de le tuer. Quant aux Jacqueline Sauvage et autres Sylvie Leclerc, la seule libération à attendre est d’une autre nature, Dieu merci.

 

 

Emmanuel Portier

 

 
Dernière modification : 16/09/2016